On peut regretter que le télétravail ait envahi les débats sur la réorganisation du travail en période de crise sanitaire et aussi « pour demain » alors que, comme pointé au printemps dernier, au plus fort du confinement, le télétravail n’a concerné qu’1 actif sur 5.

Cette emphase mise sur le télétravail est cependant intéressante à analyser. En effet, elle nous éclaire sur la façon dont les différents acteurs de l’entreprise appréhendent le sujet de la transformation du travail et de son organisation, un sujet qui va nous occuper encore longtemps avec la vague d’automatisation et de robotisation qui pointe…

Elle nous révèle surtout l’asymétrie des attentions entre employeurs et salariés, obstacle majeur depuis 30 ans à des engagements réconciliés faute d’une relation d’emploi clarifiée.

Et nous ferions le même constat si nous nous penchions avec autant d’intensité sur les autres situations de travail (mobilisation intense, poursuite du travail physique, absence de travail, etc.)

Alors la crise actuelle peut-elle contribuer à clarifier la relation d’emploi dans l’entreprise, à expliciter, au-delà du lien de subordination contractuel, les liens autour desquels pourrait se construire aujourd’hui une nouvelle relation d’emploi ?

Télétravail : l’asymétrie des attentions 

Mettre en place un télétravail à temps plein dans l’urgence, remettre en place du télétravail continu ou alterné, ou projeter les futures modalités de télétravail dans des temps espérés plus apaisés, conduisent les directions d’entreprises à repenser le contenu du travail, son organisation et tous leurs corollaires. A anticiper aussi leurs futures évolutions.

Et cela conduit, aussi et surtout, les directions d’entreprise à repenser la « façon » de repenser le travail, son organisation et tous leurs corollaires !

Ce virus a fracturé « la main organisatrice » de l’entreprise*.

Il ne suffira pas de mettre un plâtre pour la retrouver à l’identique au bout de la convalescence. 

Dans la séquence de l’urgence, les salariés ont été appelés à adapter le contenu de leur travail et son organisation, à faire preuve d’initiative et de débrouillardise, à s’impliquer dans la recherche de solutions – à s’engager ! un engagement que j’assimile à la notion d’effort consenti – pour assurer la continuité des activités et la pérennité de l’entreprise.

Dans cette séquence, les directions ont essentiellement mobilisé le contrat psychologique, c’est-à-dire la partie informelle, affective, émotionnelle, morale de la relation d’emploi.

Dans la séquence du déconfinement, les directions d’entreprise ont voulu reprendre la main sur l’organisation du travail, sur les salariés. Elles ont alors convoqué le contrat de travail, et à travers lui, le lien de subordination pour mettre/remettre les salariés au travail et surtout dans les locaux ! Faisant fi pour certaines des recommandations de l’État, autre acteur du contrat social en France.

Dans la séquence de la seconde/deuxième vague de l’épidémie, les directions d’entreprise semblent mobiliser un peu moins le contrat psychologique et davantage le contrat de travail au regard des télétravailleurs.

A l’occasion de ces trois séquences, un grand nombre de directions d’entreprise et de managers ont pris factuellement la mesure de l’hétérogénéité des personnes et des vies qui composent « leur personnel », d’une part. Du rôle du lien de subordination dans la relation employeur-collaborateur et dans le collectif de travail, d’autre part. 

Du côté salarié, une large majorité s’est plutôt adaptée et s’adapte aux conditions chaotiques de cette crise, notamment au travail à distance et à domicile forcé, et à l’alternance des modalités.

Si des réflexes collectifs de survie ont animé les premiers jours de mars face au danger pour l’entreprise, ces télétravailleurs majoritairement improvisés se sont aussi très rapidement questionnés sur leur travail, sur leur dépendance, sur ce que le système organisationnel de l’entreprise organise vraiment, sur ce que les managers managent vraiment, sur la nature de leur relation à l’entreprise…

L’origine et la nature humaine de cette crise ont probablement contribué à ces interrogations.

Comme l’extraction physique des locaux, des équipes, du collectif a participé à la profonde prise de recul des télétravailleurs. Ils se sont très vite interrogés de façon quasi « philosophique » sur la vie, sur la place du travail, sur la nature de la relation avec leur employeur :

  • sécurité en termes de santé, d’emploi et de revenus…
  • finalité de leur travail dans l’entreprise, de l’utilité de l’entreprise et de l’utilité de leur propre travail pour la Société,
  • leur identité professionnelle et sociale,
  • contenu du travail et pratiques professionnelles,
  • organisation du travail et ressources de l’entreprise,
  • relations de travail, comportements, valeurs, reconnaissance , équité…

Les télétravailleurs ont réévalué la nature et la contribution de la relation d’emploi à leurs objectifs de vie.

Ils ont aussi réévalué les efforts à consentir dans les différentes séquences de la crise – leurs engagements – à la lumière de leur vécu présent, de leurs liens à l’entreprise – liens passés, présents et futurs. 

Alors que les directions concentrent leurs actions sur la réorganisation du travail et l’adaptation des systèmes en mode télétravail, en résumé sur le comment, les salariés s’interrogent davantage sur les liens, les engagements, les soutiens, les compromis, leurs croyances…

L’emphase mise sur le télétravail nous révèle une certaine asymétrie des attentions entre employeurs et salariés au regard de la relation d’emploi.

Un grain de sable se logerait-il dans le principe de la symétrie des attentions clients-collaborateurs ? La relation d’emploi, un grain de sable qui ne daterait pas de la crise sanitaire… noyé dans l’inconscient du passé ou dans les nouvelles modes managériales ?

Les télétravailleurs ne sont pas les seuls concernés, et de loin.

Une autre réalité du travail et les mêmes interrogations

Les salariés aux activités « non télétravaillables » ont aussi fait et font aussi des efforts d’adaptation dans leur travail tout au long de cette crise, souvent au-delà des efforts qu’ils avaient pu consentir ou refuser de produire auparavant. Ils ont aussi travaillé et continuent de travailler dans des conditions et relations dégradées en raison des craintes et risques pour leur santé, des absences de leurs collègues, de la désorganisation des modes opératoires, de la perturbation des approvisionnements, des comportements parfois difficiles des clients, du niveau très faible ou très fort de l’activité, etc.

Ces salariés questionnent aussi la réalité passée et nouvelle de leur travail, de leur implication, des efforts d’adaptation et de la reconnaissance par l’entreprise.

Ils s’interrogent tout autant sur différentes composantes de leur relation avec leur employeur.

Sous le feu des caméras, les personnels soignants ont rebondi très tôt sur des revendications anciennes et sur leurs nouvelles attentes concernant leurs conditions de travail et leurs rémunérations.

Comme les salariés de la deuxième ligne ont attendu et attendent la reconnaissance de leurs efforts et des risques pris. Ou encore tous ceux concernés par la réduction du temps de travail, la suspension ou la fin de leur contrat de travail restent attentifs aux conditions matérielles et morales qui leur seront faites.

Toute l’attention s’est portée et se porte encore sur le télétravail dans ces différents formats. Or il y a aussi beaucoup à retirer du travail et des situations de travail de ces autres salariés pour la gestion de la crise qui se poursuit, pour les projections à court et moyen terme de l’organisation du travail et des politiques RH.

Ceci est d’autant plus valable que la diversité des situations de travail à coordonner, animer et réguler est appelée à perdurer, voire à s’accentuer, pour des raisons économiques, sociétales, technologiques ou, à nouveau, sanitaires.

Volontairement mise en sourdine suite aux ratés de l’employabilité – on ne savait plus quoi mettre dans le panier de la relation d’emploi – ou involontairement mise en sourdine par les mouvements plus bruyants et enchanteurs de ces dernières années, la question de la relation d’emploi est toujours là, et remonte à la surface à l’occasion de cette crise.

Ni le management des talents, ni les démarches de qualité de vie au travail, ni les nouveaux statuts ne font disparaitre la question de la relation d’emploi, et encore moins en situation de crise.

La relation d’emploi reste un des socles à partir duquel les salariés interprètent la situation de travail qu’ils vivent et l’évaluent à la lumière de leurs besoins et aspirations.  

Une relation d’emploi qui s’est diluée…  

Nous avons tellement perdu le fil de la relation d’emploi que le terme même peut nous sembler désuet.

La relation d’emploi révèle pourtant bien la nature des liens qui lient le collaborateur et un employeur, qui lient les collaborateurs, une entreprise, un collectif de travail.

Et c’est autour de ces liens que se construit et évolue la relation d’emploi effective, au-delà des clauses du contrat de travail.

Dans l’incertitude de la crise sanitaire actuelle, tout le monde parle de mettre ou de remettre de « la confiance » dans les entreprises.

Or les liens de confiance reposent sur l’information et sur la relation, sur la satisfaction réciproque ressentie au regard de ces deux dimensions. Ils reposent aussi sur la croyance que chaque partie tiendra ses engagements.

L’entreprise a besoin de cette relation d’emploi pour faire fonctionner son collectif et, d’une adaptation du fonctionnement collectif à la nature de cette relation d’emploi. D’où l’intérêt de l’expliciter.

Ainsi il est étonnant de voir les directions d’entreprise s’étonner depuis quelques années de l’individualisme et de l’utilitarisme des salariés qu’elles ont elles-mêmes contribué à façonner.

J’irai même plus loin : le consumérisme des citoyens-salariés est en partie lié à cette relation d’emploi réduite à une relation salariale : travailler pour consommer, avec une identité sociale plus forte en qualité de consommateur qu’en qualité de travailleur, et particulièrement mise en valeur par la révolution digitale.

Pour revenir à des considérations plus consensuelles, j’observe néanmoins que les salariés et les employeurs cherchent à renégocier cette relation d’emploi au-delà du seul échange économique.

Pour les deux parties, cette quête répond à un besoin.

La nature de ce besoin diffère et converge à la fois.

Du coté des entreprises, le levier techno-organisationnel a montré les limites de sa contribution à la performance. D’autant plus quand les nouvelles technologies et leurs usages arrivent de la sphère privée.

Du côté des salariés, ils cherchent actuellement les conditions d’organisation et de management qui leur permettent d’être les acteurs duaux que nous décrivons dans l’essai publié en avril dernier.

Comme le disait le sociologue Claude Dubar avec qui j’ai eu la chance de pouvoir échanger il y a quelques années : « La reconnaissance professionnelle n’est pas éternelle et les individus sont appelés à se reconstruire une identité reconnue ».

Ce qui les engage entre autres à développer des échanges sociaux au-delà des échanges économiques, à s’impliquer dans un collectif de travail. Et si on rejoint la pensée de Mauss ou de Alter, à développer des échanges sociaux de type don et contre-don.

L’individu s’engage ou s’extrait de ces échanges tout au long de sa présence dans l’entreprise, en fonction des arbitrages qu’il réalise pour sa carrière, pour son identité professionnelle et sociale. En fonction aussi du sens qu’il trouve dans son travail et dans son entreprise, dans l’appartenance à ce collectif et à la finalité de ce dernier.

En résumé, les salariés ont aujourd’hui intégré – sans pour autant l’accepter comme le souligne Alter – que la relation d’emploi soit moins forte en emploi.

Ils attendent néanmoins de nouveaux engagements effectifs de la part de l’entreprise.  

Une relation d’emploi clarifiée à l’occasion de la crise

La nouvelle relation employeur-collaborateur dans l’entreprise pourrait être redéfinie à partir des éléments suivants, souvent redécouverts à l’occasion de cette crise sanitaire et de sa gestion :

  • L’intensité de la composante humaine de l’entreprise, ensevelie ces dernières décennies sous la bureaucratie de la performance et la gestion par les coûts et par les risques, les dispositifs technologiques ou les modes organisationnelles…“Une entreprise, c’est fort en humain“ pour plagier une célèbre publicité, du moins jusqu’à présent…

 

  • La vie hors travail des collaborateurs, “zoomée“ pour les télétravailleurs comme pour les salariés mobilisés sur site. Les directions et les managers ont redécouvert l’impact des vies personnelles sur les vies professionnelles Essai Partie 3 “La demande de flexibilité est maintenant réciproque“. Les directions doivent se positionner sur la prise en compte de ces informations personnelles dans leur management et leur politique RH.

 

  • La diversité des activités de travail ne donne pas la même définition, le même pouvoir, la même influence au lien de subordination et à ses contreparties, même contractualisé selon la même législation… Les régulations formelles d’un État, d’une branche, d’une entreprise ne suffisent pas à garantir l’équité au regard des pouvoirs, des droits et devoirs respectifs, d’autres éléments entrent en jeu.

Les termes de l’échange sont notamment influencés par le modèle économique, les compétences et les performances que celui-ci valorise (cf. les autres parties prenantes dont les clients…), par l’état du marché du travail auquel les entreprises contribuent (cf. guerre des talents…)

 

  • Ce qu’est réellement l’incertitude lorsqu’elle se hisse au niveau de l’inconnu. Et les trois leviers communs à amplifier pour y faire face :
    • le leadership des dirigeants et des managers, aptes à restituer les enjeux et à donner un cadre et un cap, même à court terme > “Contextualiser
    • l’impact de la régulation individuelle qui permet à l’organisation de continuer à fonctionner, donc la co-responsabilité, l’initiative, l’empowerment > “Explorer
    • la mobilisation des ressources cognitives de chacun, donc les capacités d’apprentissage individuelles et organisationnelles > “Soutenir“.

Pour expliciter cette relation d’emploi “structurellement fragile“, qui conditionne à la fois la signature du contrat de travail du candidat puis son implication dans l’entreprise lorsqu’il devient collaborateur – comme le distingue très justement Alain Supiot) – les directions d’entreprise doivent redonner confiance en faisant évoluer la façon même de redéfinir la relation d’emploi pour mieux réconcilier les engagements.

Il faut restaurer non pas la confiance dans les institutions mais les institutions elles-mêmesLe Monde

Nous retrouvons ici, notamment, le sujet de la gouvernance dont nous avons prioritairement parlé dans notre essai au sujet du management des ressources humaines dans l’entreprise.

La raison d’être de l’entreprise ne s’incarnera pas sans une prise en compte sincère des enjeux des parties prenantes, et notamment des salariés (logique des externalités positives au regard du marché du travail et plus largement de la Société…).

Chaque entreprise devrait définir son Projet Humain. Il permet de rassembler sur des valeurs et des actions, et d’y intégrer collectivement les enjeux individuels.

Chaque collaborateur y est positionné comme un contributeur et un bénéficiaire.

Par ailleurs, la pluralité et la mixité du travail, des métiers et des environnements de travail, la singularité des personnes et des trajectoires professionnelles induisent pour l’entreprise une plus grande personnalisation du management de la part des managers et des directions des ressources humaines, mais aussi une plus grande proactivité des collaborateurs dans le management, avec le soutien de l’entreprise.

Tout le monde quelle que soit sa qualification doit pouvoir bénéficier en réponse à des attentes exprimées ou dans une logique d’accompagnement à l’individualisation des parcours des meilleures pratiques du management des compétences et des talents.

C’est pour les directions d’entreprise désormais un volet incontournable de leur politique RSE :

“Réunir les conditions d’un droit et d’un devoir de chaque collaborateur de poursuivre son développement et ses apprentissages“.

La difficulté à définir une nouvelle relation d’emploi me semble principalement relever, de la part des directions d’entreprise et de la part des salariés, d’une nouvelle articulation, ou nouvelle forme de régulation, à trouver entre l’individualisation et le fonctionnement collectif, alors que les frontières de la vie personnelle et de l’entreprise sont de moins en moins marquées…

Je le constate très souvent aussi bien lors de mes accompagnements individuels que de mes interventions en entreprise.

Or comme l’analyse N. Alter « le développement de l’individualisme peut être considéré comme une nouvelle forme de vie en commun, et non comme la disparition de cette capacité ».

Les entreprises ont beaucoup à gagner à prendre l’initiative de redéfinir dans ce sens la nouvelle relation d’emploi.

Pour ce faire, je ne peux que recommander de pivoter vers une organisation et un management orientés People Success, décrits dans notre récente publication.

En qualité de dirigeant ou de collaborateur, être orienté People Success, c’est construire cette nouvelle relation d’emploi et être en capacité de l’adapter ensemble aux futurs enjeux communs et respectifs.

 

Vous apprécierez peut-être de lire ou de relire la série d’articles écrits sur le thème de l’employabilité en 2012, comme quoi le sujet n’est pas récent 😉

Employabilité : le nouveau contrat de confiance ?

Employabilité : c’est trop fort en emploi…

Ou encore en 2013 et 2014

Engagement et fidélité : et si le contrat d’emploi était plus empathique ?

L’évolution professionnelle forcée !