La réorganisation du travail au sein des organisations est au centre de la gestion de cette crise sanitaire dans ses différences séquences.

Le sujet du télétravail masque à tort tout ce qui pourrait être appris des expériences de travail des personnes qui ont continué à travailler dans des conditions tout aussi exceptionnelles, de celles qui n’ont pas travaillé du tout, de celles qui les ont parfois remplacées.

Avant cette pandémie, d’autres sujets poussaient déjà fort pour une adaptation du travail et de son organisation (cf. parties 3 et 4 de notre récent Essai).

Et si cette crise sanitaire de par sa nature et son intensité était l’occasion de réinventer l’entreprise par le travail ?

Et de renforcer ainsi le sens et l’impact de la Responsabilité Sociale des entreprises et des collaborateurs individuellement ?

 

Les manques des salariés comme une résultante d’un travail uniquement productif

Financer la croissance à la hauteur d’une marché sans cesse plus grand à conquérir a été le leitmotiv de la plupart des entreprises depuis plusieurs décennies. Cet objectif financier a conditionné leurs choix structurels et organisationnels, et leurs corollaires en matière de travail, de management et de relations humaines.

Sans passer en revue toute l’histoire du commerce et des entreprises, on perçoit bien que la finalité des entreprises et les objectifs des entrepreneurs ont progressivement évolué sous les effets de la démographie et des innovations technologiques. Ils ont élargi les marchés, et modifier par la même leurs modes de financement, et en conséquence leur mode de gestion. La finance a peu à peu créé son propre marché, dont celui du financement des entreprises.

Dans la même logique, les stratégies d’externalisation et de sous-traitance ont pu laisser penser que les entreprises se recentrer sur leur « cœur de métier ». En réalité, elles sont nombreuses à s’être éloignées de leur métier et du développement des activités de travail pour se concentrer sur leur financement et la rentabilité de ces financements, condition de leur attractivité financière.

Depuis plusieurs années, les entreprises se plaignent du manque d’implication, d’adaptation, de créativité, d’apprentissage, de compétences, de savoir-être des collaborateurs. Elles expriment de nouveaux besoins (exigences) au regard du système éducatif ou du marché du travail. Elles transforment leurs besoins l’adaptation en multipliant les exigences envers les salariés et leurs prestataires externes. Or ces « insuffisances » des salariés, de l’éducation ou du marché du travail résultent en partie de leurs propres choix et décisions en matière d’organisation du travail et de relation de travail. Les choix d’un travail projeté et géré comme une production. Un travail qui ne développe pas, qui n’épanouit pas, ni intellectuellement, ni socialement…

 

D’un travail productif à un travail humanisant

L’assimilation des collaborateurs et de leur travail à des ressources humaines et à une production organisée sous contrat aboutit :

  • D’une part, à un travail qui n’est pas perçu comme une responsabilité sociale individuelle, une responsabilité de chacun.e envers la Société.

Le développement du sens du travail dont on parle tant ne s’enrichirait-il pas de cette dimension sociale et politique originelle ? Les collaborateurs dits de la première ligne durant cette crise n’en sont-ils pas l’illustration ?

  • D’autre part, à une entreprise, qui n’est pas perçue comme contributive aux équilibres et aux progrès de la Société. De par leur finalité et/ou leur fonctionnement, certaines sont même perçues comme destructrices de la Société, au sens matériel ou moral. D’où la tentative de régulation par le droit : Loi Pacte, critères ESG, etc.

 

Crise et réponses à la crise auront suspendu tous les artifices sociaux.

Elles nous auront fait prendre conscience de notre humanité ou réfléchir à notre humanité. Au moins pour certains. Au moins pour un temps.

La pandémie et le choix de stopper une grande partie des activités économiques « non essentielles » à la survie ont révélé l’essence d’une vie humaine et d’une Société : l’intégrité physique à travers la santé, la sécurité, l’alimentation. La dignité, le développement et l’épanouissement à travers l’éducation, les relations sociales, les activités sociales dont le travail et la culture.

 

Dans la séquence actuelle de relance et de réorganisation des activités, le sujet du travail humain, de son organisation, de ses conditions est au centre des réflexions et des décisions des entreprises. Ce serait passer à côté de leviers de performance non mobilisés avant ou neufs que de limiter cette réorganisation au sujet du télétravail.

Lors de la journée #24HeuresRH, je faisais observer que le sujet de la réorganisation du travail sous l’angle du télétravail était sur toutes les lèvres, alors que ce dernier ne concernait que 25 à 27% des actifs en France. Les expériences de travail des personnes qui ont continué à travailler dans des conditions tout aussi exceptionnelles (parfois meilleures, souvent dégradées) tout comme les expériences de travail des personnes qui n’ont pas pu travailler du tout, et de celles qui les ont peut-être remplacées sont tout autant à prendre à compte pour réorganiser le travail.

C’est justement ce nouveau puzzle à construire qui est une source de créativité et d’innovation en matière de travail, d’organisation du travail, de conditions de travail, de relations de travail pour les entreprises, les managers, les DRH.

 

Quand le Projet Humain survit à l’absence de stratégie économique…

Limiter la réorganisation à la question du télétravail, c’est aussi passer à côté de l’opportunité aussi business que sociale de définir en cette période les premières briques d’un Projet Humain compétitif et mobilisateur. Il accompagnera les décisions les plus difficiles comme la mobilisation des énergies nécessaires au rebond.

Il est intéressant de noter que dans le contexte actuel le Projet Humain peut exister même en l’absence d’un projet de développement et d’une stratégie, mis à mal ces derniers mois par l’inconnu et l’incertitude. « Le Projet Humain n’est pas une déclinaison de la stratégie. Il la nourrit. Il la rend possible. Il la conditionne aussi »   

Comme j’ai eu l’occasion de le mentionner lors de la conférence organisée par David Guillocheau co-fondateur de Zest : « Cette crise aigüe a montré de façon radicale voire simpliste que, quand les collaborateurs sont indisponibles ou démobilisés, l’entreprise ne fonctionne tout simplement pas. Ainsi les collaborateurs ne sont pas juste des ressources de production sous contrat qu’on organise et manage… », mais des personnes avec des enjeux à la fois personnels et communs de vie, auxquels le travail et donc l’entreprise participent…

Dans les prochains mois, les directions d’entreprise à la demande des actionnaires seront enclin à réduire davantage le risque du travail humain pour assurer leur continuité et leur pérennité lors d’une prochaine crise de cette nature (automatisation, robotisation). Certaines seront peut-être aussi tentées d’utiliser les informations personnelles/intimes collectées à l’occasion de cette crise pour optimiser encore davantage le système.

Ou peut-être pas ? Comme le relevait David Guillocheau, « toutes les personnes quel que soit leur rôle dans l’entreprise auront vécu la même expérience ». Ce qui pourrait contribuer à ce que tous, actionnaires, dirigeants, collaborateurs appréhendent différemment le travail, les relations de travail, l’organisation du travail, les défis économiques à relever ensemble, les responsabilités sociales à porter ensemble et respectivement. Et se retrouvent autour d’un Projet Humain !

 

Une responsabilité sociale d’humanité

De nouvelles aspirations s’expriment depuis de nombreuses années au regard des entreprises, de leurs rôles, de leurs responsabilités au regard de la Société, de l’Humanité, de la Planète… Cette crise apparait comme une occasion unique pour toutes les personnes qui travaillent et contribuent aux systèmes sociaux (entreprise, administration, association, collectivité…) de donner ensemble plus de place et de développer le sens de ce que j’appellerai « une responsabilité sociale d’humanité ».

Pour les entreprises, la responsabilité sociale d’humanité recouvre principalement les actions suivantes :

  • Réunir les conditions d’un droit et d’un devoir de chaque collaborateur de poursuivre son développement et ses apprentissages, d’exprimer et de partager le meilleur de lui-même au travail, engageant ainsi sa propre responsabilité sociale envers l’entreprise, et à travers elle, engageant une partie de sa propre responsabilité sociale envers la Société. «Le collaborateur, un acteur dual plus qu’un client« 
  • Inscrire cette responsabilité sociale d’humanité dans la droite ligne du développement des personnes par l’Education et aussi par la Culture, telles qu’organisées par la Société.

 

Repenser le travail dans l’entreprise et les conditions de sa performance donne à l’entreprise ET aux collaborateurs la responsabilité et la mission conjointes de prolonger les actions d’éducation et de socialisation. Chaque entreprise et chaque collaborateur donnent le meilleur pour réaliser leurs propres objectifs et contribuer à la communauté à laquelle ils appartiennent de fait.

Cette approche de l’entreprise, de sa relation aux personnes qui y travaillent comporte certes une part de philosophie comme de politique. Mais ne vous y trompez pas, elle est aussi au centre d’un domaine d’action très orienté sur la réussite économique de l’entreprise : le People Success, une approche que nous avons partagée dans notre récente publication.

« On traite l’homme selon l’idée qu’on s’en fait, de même qu’on se fait une idée de l’homme selon la manière dont on le traite »*

* Peter Kemp cité dans Le principe d’Humanité de Jean-Claude Guillebaud (Editions du Seuil)

 

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