Une formation professionnelle inefficace parce que déconnectée !
C’est le qualificatif qui ressort des contributions des professionnels que j’ai sollicités pour ce billet en leur posant la question suivante : quel est, selon vous, le principal frein à l’efficacité de la formation professionnelle ? Merci à eux.
Le constat n’est pas nouveau. Ce qui donne la mesure du chantier, dans un contexte de transformations plus radicales et plus rapides des économies et du contenu du travail.
Qu’est-ce qui pourrait faire réussir la formation professionnelle, là où elle échoue aujourd’hui ?
Peut-être la transformation même, dans une logique systémique, en contraignant tous les acteurs à aborder autrement le sujet.
Sortir de la formation-éducation
Historiquement domaine de l’Etat, dans le prolongement de l’éducation nationale, la formation professionnelle est encore teintée d’une culture « éducation », y compris de la part des organismes privés qui la délivre.
D’où des réformes et dispositifs technocratiques peu réactifs et agiles, déconnectées en nature et en délai des besoins.
D’où le poids donné à la formation initiale et aux diplômes,
D’où des formations professionnelles déconnectées des contextes de travail,
D’où des salariés qui vivent les formations comme un pensum ou un cadeau, sans percevoir les retombées concrètes sur leur travail ou leur parcours professionnel.
Quant aux entreprises, associées au dispositif par le financement, une majorité continue de gérer la formation comme une obligation sociale et/ou fiscale, une dépense et une absence, dont elles ne perçoivent pas, non plus, les impacts sur la performance ou la motivation de leurs salariés.
Pour Franck La Pinta, responsable formation, « la valorisation, au sens de la reconnaissance et du financement, se concentre sur la partie formelle de la formation professionnelle, alors qu’elle ne représente que 10% du développement des compétences. Elle n’intègre pas l’après-formation, l’accompagnement, la mise en application… ».
« La formation est imposée à l’entreprise, qui l’impose, par rebond, au collaborateur. Bien souvent subie par le collaborateur, elle n’est pas perçue comme un levier efficace de développement et d’épanouissement » pour Loic Michel, fondateur de 365Talents.
Pour Danae Mache, formatrice et coach auprès de dirigeants et managers internationaux, « les formations sont élaborées autour d’outils et d’éclairages au lieu d’être définies à partir d’objectifs opérationnels et de vrais enjeux. “C’est sympa cette formation, mais au quotidien, ce n’est pas vraiment ce dont j’ai besoin”».
Nathalie Servier et François Grassa, toutes deux DRH, pointent la rigidité des dispositifs, et l’inadéquation des sources d’apprentissage et des temps d’apprentissage avec les besoins.
Pour Arnaud Gien-Pawlicki ,Talent Acquisition Manager EMEA « L’absence de liens très étroits entre le retour de formation et la réalité opérationnelle ne permet pas au salarié de transférer ses acquis de formation en compétences opérationnelles. La complexité du financement fait qu’on est contents que les dossiers soient finis, alors que ce n’est que le début du sujet ».
Même constat pour Vincent Berthelot , consultant en marketing RH et expérience collaborateur, qui relève « un trop grand délai entre l’identification du besoin en formation et la formation elle-même pour beaucoup de salariés ».
Damien Armenté, co-fondateur de Revealers et ex-directeur d’une école pour développeurs web, pointe « La culture du diplôme en formation professionnelle et le manque d’attention portée aux compétences réellement acquises, de la part des entreprises et des salariés ».
Les expressions « partir en formation, suivre une formation, faire faire une formation » illustrent la relation passive entretenue avec l’action de formation, et le manque de lien entre les compétences et le but de la formation, son contenu, ses modalités.
Si je trouve très relative « la liberté ( ?) de choisir ( ?) son avenir ( ?) professionnel », la dernière réforme a au moins le mérite d’annoncer un recentrage des dispositifs de formation sur l’apprenant, le projet professionnel et les compétences.
Encore faut-il que les salariés, les employeurs et les formateurs maitrisent les 3 dimensions de façon opérationnelle et dynamique…
La réponse n’est pas la digitalisation des outils et des pédagogies
J’ai animé en 2000 un projet de création de dispositifs multimédia de formation pour adultes, e-learning et blended learning (mixte présentiel et distanciel).
En plein essor d’Internet et des valeurs fortes qui l’accompagnaient, notre enthousiasme était fort.
Pour nous, ces dispositifs levaient de nombreux freins à la formation des adultes. (pertinence des contenus, temps, coût…). Ils offraient aux entreprises et aux salariés une nouvelle expérience, alignée sur le développement émergent des compétences :
- accès facilité, à la carte, en mode asynchrone,
- pédagogie personnalisée : mieux adaptée à chaque apprenant et à ses contextes,
- pédagogie interactive et orientée développement des compétences : plus engageante pour l’apprenant, plus proche des situations concrètes du terrain…
- partage d’expériences et soutien au sein d’une communauté d’apprenants et de tuteurs,
- poursuite des apprentissages en situation de travail,
- etc.
Les freins à la diffusion et à l’adoption de tels dispositifs ont été nombreux et de natures diverses. Et certains perdurent.
De multiples améliorations pédagogiques et technologiques ont été pourtant apportées, les coûts de production ont diminué. L’offre de l’éditeur Serious Factory illustre bien les progrès réalisés.
Dans les faits, ces dispositifs ont surtout été noyés dans le modèle et la culture technocratique de la « formation-éducation ». Ils ne sont pas parvenus à démontrer, à l’époque, la valeur qu’on leur attribue aujourd’hui.
Depuis le numérique a diffusé sa culture.
Notre relation à la connaissance et à l’apprentissage a évolué.
Une nouvelle relation à la formation s’initie…
Grâce à Internet et au Web, un grand nombre de salariés ont fait une autre expérience de l’acquisition de connaissances et de compétences, une autre expérience des apprentissages :
- l’école et l’entreprise ne sont plus les seuls lieux où on apprend ;
- on n’apprend pas seulement pour produire un travail,
- on peut apprendre seul,
- la coopération facilite les apprentissages,
- on apprend aussi en tâtonnant, en expérimentant…
Le numérique émancipe les individus des modèles d’apprentissage scolaires et managériaux.
Le numérique fait aussi évoluer la relation des entreprises avec leurs collaborateurs, la formation, la notion de compétences. Pour tenter de retirer des avantages concurrentiels, de la valeur, de la croissance des innovations, il faut faire l’apprentissage de ces nouvelles technologies, en tester les usages, les adapter, etc. Le contenu du travail est donc de moins en moins prescrit. Ce sont les apprentissages réalisés par les salariés qui produisent les changements et font progresser l’entreprise, et non plus l’inverse.
« Le travail est une source d’apprentissage continu alors que la formation est encore largement administrée en lot, par séquence et selon des publics réservés. L’apprentissage en action, le co-développement, la co-création et le mentorat sont de mieux en mieux combinés chez mes clients pour engager davantage les apprenants et stimuler la résolution de problème plus que la mémorisation d’un savoir stable » témoigne Jean-Baptiste Audrerie, consultant en transformation et technologies RH, animateur du blog Futur of Talents.
« Nous sommes les seuls au monde à appeler ça la « formation », comme si la chose importante était l’acte de former et non d’apprendre » relève Thomas Chardin de l’agence de Parlons RH.
C’est aussi ce que suggère Frédéric Mischler, consultant en innovations RH « Dans une majorité de cas, ce que nous achetons, c’est l’action de formation en tant que telle et l’obtention du titre, du diplôme, de l’attestation de réalisation. Nous avons perdu la véritable finalité d’apprendre pour nous-mêmes, de développer de manière effective nos connaissances et nos compétences ».
Je ne sais pas si nous avons « perdu » la finalité d’apprendre. L’a-t-on eu un jour ? Nous avons été le plus souvent dans des cadres, guidés, orientés, stimulés par la finalité d’avoir une note, un diplôme, un emploi, une promotion, une reconnaissance… L’école, la formation initiale et professionnelle mobilisent davantage nos motivations extrinsèques (récompenses) qu’intrinsèques (le plaisir d’apprendre cf. pédagogies, le développement personnel et la connaissance de soi, le projet de vie, le projet personnel cf. marché du travail, employabilité).
Christel Lambolez , fondatrice de Jobsferic, souligne ce « problème culturel : nous n’avons pas développé l’initiative et le goût d’apprendre, d’être autodidacte, pour développer nos compétences et notre employabilité sur un marché de plus en plus tendu et complexe ».
Et comme le souligne Vincent Rostaing, consultant en management, avec sa contre-logique imparable, il faut aussi savoir désapprendre : « A aucun moment n’est abordé le désapprentissage, on empile des couches sans jamais se préoccuper en profondeur de l’état de croyance, de connaissance, ni de pratique réel de l’apprenant… ».
Capitaliser sur cette nouvelle relation
Le numérique a initié une dynamique nouvelle qui nous désinhibe individuellement et collectivement par rapport notre faculté à apprendre autrement : accès à l’information et aux connaissances dans des domaines élargis, transférables ou pas dans le travail, mise à jour continue, disponibilités des ressources, expression individuelle, partage, apprentissage communautaire, ressort du jeu, avis et évaluation, etc.
Le numérique nous fait rompre avec la culture « formation-éducation », comme il nous détache de la culture « travail-salariat ». Même si le degré et le délai d’impact de cette dynamique varient encore d’une personne à une autre, d’une entreprise à une autre, comme le fait remarquer Franck Lapinta qui insiste sur le besoin d’accompagnement des personnes qui n’ont pas « la capacité ou la compétence à s’auto-former ».
J’en conviens aisément : des technologiques nouvelles, une nouvelle donne économique et une nouvelle dynamique sociale et culturelle ne font pas à priori une politique de développement des compétences, qui embarque tout le monde et répond dans les délais, dans les volumes et dans la qualité aux enjeux économiques et sociaux des entreprises et du marché du travail. En revanche, leur convergence nous pousse à repenser la construction d’un système en panne. A repenser les rôles des différentes parties prenantes.
Pour Benjamin Chaminade, consultant en innovation, « la formation des adultes est infantilisante. Elle n’est pas supportée par des réflexions de fond sur le futur de l’avenir du travail ». Et sur les « compétences dont ont besoin les différents bassin d’emploi » ajoute Arnaud Pottier-Rossi, dirigeant de l’agence Kalaapa.
Nous avons déjà un peu appris de ces innovations, de cette nouvelle donne et de cette dynamique sociale.
Nous savons aussi que les BigData et les progrès de l’intelligence artificielle vont transformer dans les prochaines années le contenu du travail, la nature et le contenu des compétences, le marché du travail. Comme me le disait Benjamin Chaminade, « nous avons l’opportunité de nous y préparer, de l’anticiper, mais ça ne bouge pas ».
La formation est en effet le levier dont tout le parle pour se préparer aux mutations qui restent à venir. François Geuze, consultant en management et RH, relève à ce sujet la distorsion entre le discours sur l’investissement formation et le fait qu’elle soit perçue et traitée comme une dépense. Il propose d’intégrer le budget formation dans le PIB. « Ça aurait des répercussions importantes d’un point de vue économique, et ce serait un signal fort ».
Si la valeur de cet investissement, et son ROI quanti et quali, était effectivement prise en compte à l’échelle du pays, des entreprises, des organismes de formation et des personnes, la formation professionnelle pourrait mobiliser des expertises et des ressources, à l’instar de ce qui se passe aujourd’hui pour l’entrepreneuriat. Avec des retombées sur l’école et la formation initiale, afin de concrétiser et d’accompagner le continuum projeté : la vie apprenante.
Mais comme tout va très vite, comme les nouveaux acteurs du numérique sont souvent plus agiles et plus réactifs que les gouvernements et les acteurs traditionnels, il n’est pas impossible, comme évoqué avec Benjamin, que des offres de conseil et d’accompagnement à l’orientation professionnelle (petit clin d’œil à la plateforme id-carrieres conçue en 2009), de formation initiale et continue voient le jour, s’appuyant sur une plateforme, de grands volumes de données et de l’IA.