Le groupe Randstad France m’a conviée à des échanges sur le thème de « L’entreprise libérée : mythe ou réalité ? » Est-ce fin du métier de manager ? Est-ce une bonne réponse à la crise managériale, se demandait Mickaël Hoffman-Hervé, Président de HR Consultancy Partners.
Comme je l’avais écrit dans un précédent article, le management a aussi ses modes. Comme dans la mode, les tendances du passé reviennent. Elles s’expriment sous d’autres vocables pour attirer notre attention avec sincérité ou pour mieux vendre ce qui autrefois n’a pas fait commerce.
L’entreprise libérée fait le buzz sous couvert de faire (re)naître l’engagement des salariés dans l’entreprise, pour cause de risques psychosociaux ou pour effet de bonheur au travail (lorsqu’on en a un…).
Et il faut aussi le dire, pour effet d’une compétitivité accrue des organisations par allègement de la structure managériale. Les entreprises recherchent aussi auprès de leur collaborateur un différentiel de valeur ajoutée (agilité, innovation, engagement) pour accroitre leurs avantages concurrentiels.
A l’entreprise libérée (de qui, de quoi ?), on pourrait répondre l’entreprise influencée pour le pire et surtout le meilleur. C’est l’objet de cet article.
L’entreprise dite libérée : plus de buzz que de libération ?
Partant du constat que le management hiérarchique et la rationalisation du travail ne répondent plus aux enjeux de compétitivité des entreprises et aux aspirations des salariés (souffrance au travail), les tenants de l’entreprise dite libérée prônent une organisation et des modes de collaboration non pas sans managers comme on peut bien le dire, mais avec des managers désignés au sein de groupes, les cercles, et dotés de nouveaux rôles centrés sur « l’accouchement » de solutions.
L’entreprise libérée n’est pas pour autant une entreprise anarchique 😉
Dans l’entreprise dite libérée, la hiérarchie existe encore, on pourrait peut-être dire qu’elle est collective : les cercles inférieurs recevant les objectifs du cercle supérieur. La terminologie est explicite, inférieur et supérieur…
Ce qui implique aussi que le cercle supérieur prenne les bonnes décisions et donne du sens pour susciter l’adhésion. Et ce, en remontant jusqu’aux actionnaires dont il est rarement question dans les prises de paroles.
S’inspirant du lean management qui prône la recherche de solutions au plus près des salariés qui sont sur le terrain, au contact des clients et des processus de production du produit ou du service, l’entreprise dite libérée ne se libère pas pour autant d’une gouvernance qui oriente et décide, ou de normes formelles et informelles que les salariés eux-mêmes relaient ou créent. A lire le billet sur le blog Expectra : Les règles en entreprise : la fin du Jacques a dit ?
L’entreprise libérée est aussi une entreprise où les règles du travailler ensemble sont précisément édictées et sont à appliquer tout aussi précisément, sinon ça ne marche pas. Frédéric Lippi, président d’une entreprise dite libérée, le reconnaît, le chemin est long, les différents métiers de l’entreprise n’avancent pas au même rythme dans l’apprentissage des nouveaux modes de fonctionnement édictés.
Les témoignages reçus par François Geuze suite à son article sur Parlons RH : Entreprise libérée entre communication et imposture sont aussi révélateurs des difficultés et souffrances vécues par les salariés et les managers dans ces entreprises.
La décision d’un groupe n’est pas meilleure parce qu’elle émane de plus de personnes.
Les limites de l’intelligence collective se nichent dans les différents biais du travail en groupe. La croyance à une pseudo libération hiérarchique, les représentations qui se forgent ou les normes de fonctionnement éditées par l’entreprise libérée, peuvent être ces biais.
De mon expérience, il n’existe pas de modèle standard d’organisation et de management pour atteindre la performance économique et sociale nécessaire à sa pérennité (compétitivité et responsabilité sociale vont de pairs).
Chaque direction d’entreprise en fonction de son corps social, de la nature de la compétitivité recherchée et de ses environnements doit mettre en œuvre un management stratégique des ressources humaines spécifiques, intégrant les dimensions organisationnelles et managériales cohérentes.
Cette mise en place doit intervenir dans un contexte de dialogue social pour une large adhésion au projet humain de l’entreprise.
Adepte de la théorie des ressources en matière de management des ressources humaines, je pense que le projet humain d’entreprise soutient autant qu’il nourrit la stratégie et la recherche d’avantages concurrentiels, qu’il soutient autant qu’il nourrit la stratégie organisationnelle. Le tout étant à relier aux projets des actionnaires…
Je rejoins totalement François Geuze quand il exprime qu’il n’est nul besoin de tomber sous l’influence de concepts tel que l’entreprise dite libérée pour déployer une organisation performante et où il fait bon travailler.
L’entreprise adaptative, collaborative et innovante n’a pas besoin de rupture, souvent violente pour le corps social.
Le corps social a simplement besoin de connaître et de comprendre les enjeux de l’entreprise, de disposer d’orientations claires, explicites, partagées, accompagnées au long cours dans l’explication et la co-construction des changements à opérer, notamment au regard de la relation d’emploi et des intérêts réciproques…
Le manager reste un des rouages de cette compréhension et de cet accompagnement dans un rôle centré sur les apprentissages, la coordination, la mobilisation et la convergence des compétences, sur l’inspiration et l’envie.
Comme le mentionnaient les 2 militaires présents au débat, l’Amiral François-Pierre Dupont et le Général Vincent Desportes, c’est d’une autorité porteuse de sens individuel et collectif et de bienveillance dont les salariés ont besoin. Ils évoquent, exemples militaires à l’appui, l’autorité légitime versus l’autoritarisme.
Une autorité qui se délègue et qui fait sens, car elle garantit notamment le bon fonctionnement du groupe, donc son efficacité. Une autorité qui repose sur la confiance réciproque et la délégation. Une autorité qui ne régit pas tout, mais qui garantit le bon fonctionnement, coordonne, anime, arbitre en dernier ressort.
Par ailleurs, comme mentionner lors des échanges, la société change sous l’effet des technologies et usages numériques et sociaux. Le numérique complète les canaux de socialisation que sont la famille, l’école, le travail.
Il y a une aspiration individuelle plus forte à s’exprimer, à participer, à interagir, à rejoindre des communautés diversifiées, à prendre part, à s’engager. L’entreprise a beaucoup à observer et à retirer du fonctionnement en réseau, sans en faire un copier-coller car les finalités ne sont pas les mêmes.
Si les salariés aspirent à être plus impliqués dans les choix et les actions de leur entreprise, ils aspirent aussi à travailler dans une entreprise pérenne qui saura répondre à leur besoin de sécurité, un besoin de sécurité qui demeure fort en dépit de tout ce qui est dit sur les nouvelles relations d’emploi. De l’engagement au besoin de sécurité
Par ailleurs, les entreprises du numérique ont développé de nouveaux modèles économiques sur les bases de ces conversations, interactions, communautés… Toutes les entreprises peuvent aussi s’en inspirer pour revoir leur propre modèle économique et social, et plus largement l’écosystème dans lequel elles évoluent. Une évolution qui va aussi dans le sens de la responsabilité sociale des entreprises. Une attente exprimée autant par leurs clients que par leurs salariés ou futurs salariés.
Les clients comme les salariés ont des motivations sociales, et lorsque l’entreprise n’y répond pas, ils s’en détournent. Et si les salariés n’ont pas le choix de s’en détourner, les dysfonctionnements s’installent et toutes les parties sont perdantes.
L’entreprise influencée
Ce titre me permet tout d’abord de faire référence aux consultants et coachs qui prônent des modèles et des concepts de management auprès de dirigeants, sans avoir été partie prenante 365 jours sur 365 à la vie d’une entreprise, à un collectif composé de personnes toutes singulières, dont les dispositions et les aspirations au travail sont tout aussi singulières, et changeantes en fonction de leur situation personnelle. Le management ou la GRH ont des modes que l’entreprise et les salariés ne connaissent pas …
Le consentement du salarié recherché par l’entreprise dite libérée peut être aussi feint et utilitaire que l’exécution d’un ordre donné par une hiérarchie technocratique, avec les mêmes conséquences sur la motivation ou la santé.
Ceci étant dit, c’est surtout de l’influence positive que je souhaite souligner. L’influence d’un groupe ou d’un individu pour le meilleur : améliorer, expérimenter, innover, être proactif dans l’identification des vrais problèmes et des bonnes solutions, être engagé, entendu et valorisé.
Le désengagement des salariés dans les entreprises constaté ces dernières années a de multiples causes dont nous avons souvent parlé sur ce blog. Une nouvelle relation d’emploi marquée par l’incertitude, de nouveaux espaces d’apprentissage, d’expression, d’implication, d’engagement, une rationalisation des organisations par des stratégies de compétitivité par les coûts…
François Geuze parle de « réinjecter de la régulation dans le management à la place du contrôle », qui a envahi ces dernières décennies la mission managériale.
Je dirais personnellement qu’il est nécessaire de réinjecter plus de relation humaine, d’interaction, d’apprentissage et travail collaboratif, d’autonomie, d’influence dans les organisations.
Dans certaines entreprises, il semble effectivement utile d’alléger les lignes managériales, notamment celles dont le rôle est centrée sur le contrôle.
En revanche, il est utile de maintenir l’animation et le développement des compétences, la stimulation de l’expression des propositions, des idées, des savoirs, des motivations, la régulation et l’arbitrage en dernier ressort. Donc les managers.
Il est beaucoup question de « redonner du sens » au travail et à la présence dans l’entreprise.
Donner du sens, c’est favoriser la prise de conscience d’un projet commun qui fonde différents types de sentiments d’appartenance, et pour le moins, le sentiment que le collectif permet des réalisations impossibles seul. C’est aussi guider et rassurer sur la relation d’emploi, le rôle et l’employabilité que chacun peut y construire.
Les managers sont responsables de la réalisation des stratégies confiées, de l’animation de communautés, de la réalisation des apprentissages, dans un rôle qui relève davantage d’une autorité influente et bienveillante.
Chaque salarié dispose de la même capacité d’influence au sein de ses communautés d’appartenance (communauté d’objectifs, de métier, de projet, d’intérêt, de confiance..) et plus largement au sein de l’écosystème de l’entreprise (clients, fournisseurs, candidats, partenaires), le tout accompagné par le manager afin que chacun puisse exprimer sa singularité au bénéfice du projet commun. Lee projet commun doit réalimenter les projets individuels notamment par les apprentissages réalisés et les résultats obtenus (employabilité).
Encore faut-il dépasser les égos et les rapports de force présents dans la vie d’un collectif.
Si chacun se sent :
– partie prenante du projet de l’entreprise,
– embarqué dans les enjeux et les valeurs de l’entreprise qu’il vit quotidiennement avec le maximum de cohérence,
– écouté, pris en compte, acteur de l’avenir commun, et qu’il y trouve objectivement les leviers son propre développement,
alors les rapports de force mutent en relations de collaboration.
Mickaël Hoffman-Hervé questionnait la crise des vocations managériales et les réponses à y apporter, si on est convaincus que le manager a un rôle utile dans l’organisation.
Il est certain que tel que pratiqué dans certaines entreprises et compte tenu du marché du travail, le métier de manager apparaît comme moins motivant, valorisé et valorisant et porteur d’employabilité que celui d’expert. Projet professionnel : Manager ou expert ?
Le manager animateur de communautés internes et externes, développeur et facilitateur d’influences individuelles et collectives, animateur d’apprentissages formels et informels, inspirateur et visionnaire, pourrait développer dans ce rôle très « pédagogique » de nouvelles compétences et nouvelles motivations.
Ayant assisté à cette présentation, j’en suis sorti avec l’idée que l’entreprise libérée devait effectivement se libérer du dictat des ego, du plaquage d’organisations fondées exclusivement sur un contrôle omniprésent et finalement coûteux diminuant les marges financières et, »accessoirement » humaines (marges considérées comme accessoires par trop d’entreprises). Ce que j’ai appris en matière managériale à l’université dans les années 1980 revient en force par le biais de l’entreprise libérée à savoir : partager la stratégie, professionnaliser les équipes, animer en faisant confiance, savoir écouter les acteurs pour arbitrer et décider.
Merci beaucoup pour votre article très complet.
Le passage sur la différence entre Autorité légitime et Autoritarisme est très intéressant. « c’est d’une autorité porteur de sens individuel et collectif et de bienveillance dont les salariés ont besoin. Ils évoquent exemples militaires à l’appui l’autorité légitime versus l’autoritarisme. Une autorité qui se délègue et qui fait sens car elle garantit notamment le bon fonctionnement du groupe, donc son efficacité. Une autorité qui repose sur la confiance réciproque et la délégation. Une autorité qui ne régit pas tout mais qui garantit le bon fonctionnement, coordonne, anime, arbitre en dernier ressort. »